Coupe du monde : "Au Qatar, 95% de la main-d’œuvre est étrangère"

17 novembre 2022 à 6h00 par Hugo Harnois

Travailleurs au Qatar
Travailleurs au Qatar
Crédit : GIUSEPPE CACACE / AFP

À quelques jours du coup d’envoi de la coupe du monde de football 2022 au Qatar, on s’intéresse aux grands enjeux économiques et sociaux de l’évènement. Ce jeudi, on se penche sur le livre "Les esclaves de l'homme pétrole".

Ce n’est une surprise pour personne, la coupe du monde 2022 est critiquée par beaucoup, notamment à cause des conditions de vie des travailleurs étrangers avec un chiffre qui ressort régulièrement : 6500. Celui-ci correspondrait aux nombres de décès sur les chantiers.

 

La question centrale des travailleurs étrangers

Pour y voir plus clair, on se penche ce jeudi sur la sortie du livre « Les esclaves de l’homme pétrole », écrit par Sébastian Castelier et Quentin Müller. Pendant plus de deux ans et demi, les deux journalistes ont récolté le témoignage de nombreux travailleurs étrangers, mais aussi des diplomates, chefs d’entreprises et autres politiciens qataris. Sébastian Castelier revient sur l’origine du projet : "je suis journaliste, spécialiste des économies et des sociétés des pays du Golfe. C’est comme ça que je me suis intéressé à la question des travailleurs étrangers, ils représentent 50% de la population des pays du Golfe. On ne peut pas comprendre les pays et les économies du Golfe sans comprendre la question des travailleurs étrangers".

Le travail de recherches pour le livre a été fait en deux parties : dans les pays du Golfe, d’une part, puisque c’est là où vivent les travailleurs étrangers. Et, d’autre part, dans les pays d’origine des ouvriers. Sébastian Castelier et Quentin Müller ont donc réalisé un travail à cheval entre les pays du Golfe comme le Qatar évidemment, le Koweït ou encore Oman, mais aussi l’Inde, le Bengladesh, le Kenya ou le Soudan. La volonté de témoigner n’était pas la même en fonction des pays où les journalistes se trouvaient, comme le rappelle Sébastian Castelier : "quand on enquête dans les pays d’origine, les gens sont prêts à parler, ont envie de s’expliquer, raconter leur impatience de partir. Ils sont heureux de raconter leurs histoires. Mais les enjeux sont différents dans les pays du Golfe, c'est beaucoup plus compliqué d’avoir accès aux témoignages, un travailleur étranger dans un de ces États qui se confie sur les abus dont il est victime risque d’être renvoyé dans son pays, de perdre son travail, et c’est quelque chose qu’il ne peut pas se permettre parce qu’il a payé des frais de recrutement pour obtenir un travail au Qatar."

 

Un profil type ?

Mais derrière le terme vague de "travailleurs étrangers", qui sont ces gens et est-ce qu’un profil type se dégage ? "J’ai l’habitude de dire que les travailleurs ne sont finalement qu’une transposition des réalités sociales dans leurs pays d’origine. Oui, ils viennent d’horizon différents, il y a des travailleurs de la construction, des travailleuses domestiques, des banquiers, des serveurs, des hommes d’affaires. Mais très souvent, l’emploi qu’ils occupent dans les pays du Golfe correspond à la classe sociale dans leur pays d’origine", répond l'auteur.  

Et selon l’écrivain, la nouvelle édition de la coupe du monde a eu le mérite de mettre en lumière la question des travailleurs étrangers. Une question qui n’existe pas depuis quelques mois mais depuis déjà très longtemps : "elle existe depuis des dizaines d’années, et va continuer à exister pendant des dizaines d’années, pas seulement Qatar, mais dans tous les pays du Golfe. Finalement les stades et la coupe du monde, ce n’est ni plus ni moins que l’arbre qui cache la forêt, et ce qui compte c’est la forêt. Car toutes les économies des pays du Golfe sont structurées de la même manière, ce sont des économies dépendantes en immense majorité du travail des travailleurs étrangers. Sans ces derniers, elles s’arrêtent de fonctionner. Exemple au Qatar, où 95% de la main-d’œuvre est étrangère."

 

"Une bénédiction et une malédiction"

Par leur livre, les deux auteurs ont également voulu nuancer leur propos et dresser une image complète du Qatar et de tous les autres pays du Golfe. C’est pourquoi l’ensemble des témoignages qu’ils ont réussi à recueillir représentent pour ces immigrés à la fois "une bénédiction, et une malédiction", selon les mots de l’écrivain. Il revient justement sur les conditions de vie de ces étrangers : "on a eu des témoignages très positifs. Grâce à l’argent envoyé au pays, des communautés entières se construisent, des familles peuvent payer les frais de scolarité, envoyer leurs enfants à l’école, construire des maisons, se développer. Un autre volet beaucoup plus négatif fait allusion aux abus, on parle ici de salaires non payés pendant des mois, de commentaires racistes, d'horaires de travail à rallonge. Il y a une dimension d’abus systémiques dans les économies du Golfe."

On l'évoquait au début de cet article, le chiffre de 6500 décès sur les chantiers au Qatar ressort régulièrement dans les médias. Sébastian Castelier, de son côté, évoque d'autres statistiques : "les pays du Golfe ne communiquent pas de chiffres sur le nombre de décès dans leurs économies. Les pays d’origine sont aussi très discrets dans cette question. Mais on obtient des chiffres à travers des ambassades des pays d’origine. Et le chiffre qui, je pense, est le plus précis, est celui de 10.000 travailleurs étrangers qui périssent chaque année dans les pays du Golfe, pas seulement au Qatar. Un chiffre qui émane des statistiques d’ambassades concernant les travailleurs étrangers originaires d’Asie du sud et du sud-est."

 

Un changement d'esprit après la coupe du monde ?

Un chiffre incomplet par définition mais qui permet d’avoir une vision plus globale des pays du Golfe. Une vision plus générale qui passe aussi par le choix des personnes interviewées, et notamment des personnes qataries. Le journaliste revient sur ses échanges avec eux : "quand on parle avec les Qataris qui dirigent des entreprises par exemple, la première chose qui ressort, c’est qu’ils ont parfaitement conscience des problématiques qui existent sur le marché du travail. C’est extrêmement rentable d’abuser les travailleurs étrangers, ils bénéficient du système. Ils montrent aussi qu’ils ont la volonté d’aller de l’avant, d'améliorer les choses, mais toujours est-il que dans les faits, on voit que les actes ne s’alignent pas forcément avec le discours."

Il y a donc bien eu des réformes et des progrès au Qatar. Par exemple, la kafala - qui permettait de confier un enfant mineur à une famille musulmane qui assurait bénévolement sa protection et son éducation - a été abolie. Néanmoins, il y a encore beaucoup de choses à faire, constate Sébastian Castelier : "il faut être honnête, réformer un marché du travail ne se fait pas du jour au lendemain, c'est un processus qui prend des années, ça demande des changements sociaux, de mentalité. L'étape numéro un a été le changement de loi, c’est fait. Maintenant l’étape suivante, c’est un changement d’état d’esprit. On va voir s’il y a une réelle volonté qu’il se produise après la coupe du monde, une fois les supporters partis. Est-ce-que le Qatar continuera à aller de l’avant et essayer de mettre en œuvre ces réformes, c’est cela la grande question."

En attendant, les deux journalistes n’ont pas voulu écrire ce livre pour boycotter la coupe du monde, mais bien pour que le lecteur se fasse sa propre opinion.